Par Diane Loyseau de Grandmaison et Tiphaine Aubry - Avocats
Article publié dans le Magazine des enchères par Interenchères le 3 mars 2022
Adoptée au Sénat le 22 février 2022, la loi visant à moderniser la régulation du marché de l’art élargit le champ d’intervention des commissaires-priseurs français qui pourront notamment organiser des ventes volontaires de biens incorporels, à l’instar des NFT. Cette réforme très attendue devrait permettre aux maisons de vente françaises de se saisir de ce marché qui connaît depuis un an une ascension fulgurante à l’international.
Les NFT, véritables ovnis numériques, technologiques et juridiques créés dès 2017, n’ont pourtant été propulsés sur le devant de la scène que depuis quelques mois, après la vente record de l’œuvre de crypto-art Everyday : the First 5000 days de l’artiste américain Beeple, adjugée 69,3 millions de dollars le 11 mars 2021. Depuis lors, ces NFT, qui, selon la doctrine majoritaire, ne sauraient en eux-mêmes être juridiquement qualifiés d’œuvres d’art, tapissent pourtant les salons virtuels des collectionneurs d’art et de « crypto », professionnels ou néophytes.
Face à un tel potentiel, qu’il soit artistique, spéculatif ou médiatique, l’on pourrait s’étonner du fait qu’aussi peu de maisons de ventes aux enchères françaises s’y soient intéressées.
En réalité, cette « exception française » ne résulte pas d’un choix stratégique, mais des incertitudes de notre règlementation actuelle, qui a priori, excluait des salles de ventes aux enchères françaises les biens meubles incorporels. Face à un tel avantage concurrentiel offert aux maisons de ventes étrangères, une évolution des dispositions légales françaises paraissait s’imposer. C’est apparemment chose faite, le législateur ayant accueilli les préconisations de la note Barthalois.
« Jetons » un coup d’œil sur ces NFT…
Techniquement, les NFT (non-fungible tokens) sont des jetons numériques non-fongibles et donc uniques, émis et gérés sur une blockchain, auxquels sont associés des fichiers numériques (œuvre numérique, reproduction numérique d’une œuvre physique, morceau de musique, vidéo, etc.). Ces jetons numériques contiennent des métadonnées d’identification, comprenant le nom du jeton, l’identité de son émetteur, les caractéristiques de son « sous-jacent » créatif et un lien permettant d’accéder à la représentation de cette création. L’innovation de cette technologie, notamment pour le marché de l’art, est d’accorder à un fichier numérique – par nature reproductible à l’identique à l’infini – de la rareté et de l’authenticité (et donc de la valeur) grâce à son association à ce jeton numérique unique.
Le fait que ces NFT soient émis et gérés sur la blockchain et que les opérations qui les concernent (ventes successives par exemple) soient transparentes et a priori infalsifiables, sécurise les transactions et assure leur traçabilité, ce qui présente un grand avantage pour les acquéreurs.
Ces NFT répondent donc plus à la définition de « certificats d’authenticité virtuels », qu’à celle d’ « œuvres d’art numériques » et sont assimilés, dans le silence de la loi, à des actifs numériques¹, c’est-à-dire des « biens incorporels représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un disposition d’enregistrement électronique partagé [d’une blockchain] permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien ».
En conclusion, si l’on peut s’interroger sur la qualification juridique des NFT, leur nature incorporelle ne fait aucun doute, ce qui malheureusement, pose difficulté en l’état actuel des dispositions légales, qui semblent les exclure des salles de vente françaises.
NFT et vente publique : l’exception française
Le Conseil des ventes volontaires, comme la majorité de la doctrine et des professionnels du droit, a interprété les dispositions légales (articles L.320-1 et L.321-1 du Code de commerce et 528 du Code civil), comme une interdiction de principe d’organiser des ventes aux enchères de NFT : « en France, la règlementation réserve la vente volontaire de meubles aux enchères publiques aux seuls biens mobiliers corporels, écartant de jure la possibilité de vendre un NFT, par nature incorporel, aux enchères publiques »².
Le relatif consensus plaidant pour une interdiction faite aux commissaires-priseurs exerçant sur le territoire national français de vendre (uniquement) des NFT dans une vente volontaire aux enchères publiques, a conduit certaines maisons de vente françaises à redoubler d’imagination afin d’ « engager le marché de l’art français dans la révolution NFT »³ . Les maisons de vente comme Aguttes ou Boischaut ont notamment mis aux enchères des NFT en les associant à des biens corporels (clé USB supportant le fichier de l’œuvre numérique ou tirage papier de l’œuvre). Ainsi, la vente ne portait plus uniquement sur un bien incorporel.
C’est ainsi que le premier sms de l'histoire a été vendu sous forme de NFT par la maison Aguttes le 21 décembre dernier, associé à une « installation en acrylique et technique mixte mettant en scène le légendaire téléphone mobile qui a reçu le premier SMS » ! La boucle (technologique) est bouclée, mais qu’en est-il de la réalité du caractère « accessoire » du NFT mis aux enchères ?
D’autres maisons de vente ont opté pour une délocalisation des ventes de NFT dans leurs bureaux à l’étranger, à l’instar de la maison Million, contrainte d’organiser, le 20 mai 2021, la première vente aux enchères 100% NFT d’Europe en son antenne bruxelloise.
La note Barthalois : 6 propositions pour adapter la législation française au marché des NFT
Fort de ce constat, et face au potentiel médiatique et économique des ventes aux enchères de NFT, le Conseil des ventes volontaires⁴ a saisi, le 3 juin 2021, Monsieur Cyril Barthalois, membre du Conseil et Secrétaire général de l’Académie des Beaux-Arts, de la question suivante : « Faut-il autoriser les commissaires-priseurs exerçant sur le territoire national français à vendre des NFT dans une vente volontaire aux enchères publiques ? ».
La note Barthalois, présentée lors de la séance du Conseil des ventes volontaires du 20 janvier 2022, a rappelé, à l’issue d’un état des lieux fort complet du marché des NFT et de la règlementation nationale, que l’activité de vente volontaire aux enchères publiques était réservée aux « meubles et effets mobiliers corporels » et formulé six propositions afin d’adapter notre règlementation à ce marché émergeant.
Sur la base de cette note, adressée à des nombreux ministères⁵ afin d’accélérer la réflexion des pouvoirs publics à ce sujet, les membres du Conseil ont émis un « avis favorable à une modification de la loi, sous réserve que des précisions soient en même temps apportées sur l’environnement juridique des NFT ». Considérant qu’une telle réforme ne pouvait intervenir à temps, le Conseil a exprimé la nécessité de mettre rapidement en place un « régime temporaire et dérogatoire, qui pourrait être basé sur une procédure déclarative pour permettre aux maisons de ventes d’opérer rapidement sur ce marché »⁶ .
L’adoption de la loi visant à moderniser la régulation du marché de l’art
Le régime temporaire et dérogatoire préconisé par le Conseil des Ventes Volontaires (ou, devrait-on dire désormais, le Conseil des Maisons de Vente) et convoité par les professionnels du secteur serait de courte durée !
En effet, le 22 février dernier, nos sénateurs se sont empressés d’adopter, en deuxième lecture, la loi visant à moderniser la régulation du marché de l'art (en discussion depuis près de trois années), qui prévoit notamment d’étendre le régime des ventes volontaires aux meubles incorporels.
Publiée au Journal Officiel le 1er mars, cette loi, qui emporte notamment modification de la lettre de l’article L.320-1 du Code de commerce, devrait⁷ lever les barrières juridiques identifiées par le (nouveau) Conseil des Maisons de Vente aux enchères de NFT en France, et permettre aux maisons de vente françaises de se saisir de ce nouveau marché… à l’issue de la publication des décrets d’application de la loi, prévue d’ici la fin de l’année.
Néanmoins, dans l’attente d’un cadre juridique propre aux NFT clairement établi, il s’avère indispensable que les opérateurs s’entourent des précautions juridiques nécessaires à la sécurisation de telles opérations, tant du point de vue de la vente des NFT que de la technologie de la blockchain. En effet, le régime des ventes aux enchères de NFT apparait, à ce jour, aussi incertain et évolutif que les jetons auxquels il renvoie et les problématiques juridiques relevées notamment par Monsieur Cyril Barthalois dans sa note sont multiples, tant en ce qui concerne l’application du droit d’auteur aux œuvres numériques associées aux NFT, que le régime fiscal et commercial y afférent par exemple.
N’oublions pas non plus les risques simplement attachés à la technologie de la blockchain. Qu’en serait-il, par exemple, de la responsabilité des opérateurs de vente dans l’hypothèse où le sous-jacent, stocké sur « des serveurs qui ne présentent pas le même degré de sécurité et d’inviolabilité que les fichiers stockés sur la blockchain », venait à disparaître, ainsi que le souligne l’avocat Sydney Chiche-Attali dans un entretien accordé au journal des arts ?
Quid des folles enchères inscrites sur la blockchain, réputée infalsifiable ? Souhaitons que les discussions parlementaires en cours, tant au niveau national qu’européen, à l’occasion des négociations relatives au règlement européen sur les marchés de crypto-actifs (dit « Règlement MiCa »), clarifient aussi rapidement le régime et les dispositions applicables aux NFT, et sécurisent les transactions de ce nouveau marché bientôt ouvert aux maisons de vente françaises… avant qu’il ne s’essouffle ?
1. Définis par l’article L.552-2 du Code monétaire et financier créé par l’article 85 de la loi PACTE du 22 mai 2019.
2. Lettre de mission du président du Conseil des ventes volontaires à Cyril Barthalois, en date du 3 juin 2021.
3. Autorité de régulation du secteur des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques.
4. Autorité de régulation du secteur des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques.
5. Ministères chargés de l’économie et des finances, de la culture et de la justice, de l’attractivité, du numérique et des affaires européennes.
6. Communiqué de presse du Conseil des ventes volontaires, Le conseil des ventes volontaires a examiné ce jeudi le rapport présenté par Cyril Barthalois, membre du conseil et secrétaire général de l’académie des beaux-arts, consacré aux « ventes volontaires aux enchères publiques à l’heure des nft », 20 janvier 2022.
7. Sauf à interroger la qualité de « bien » du NFT : PAPIN Etienne, Sur la qualification juridique des NFT et leur vente aux enchères, 15 février 2022 (en ligne sur le site Village de la Justice : https://www.village-justice.com/articles/qualification-juridique-des-nft-general-leur-vente-aux-encheres-particulier,41679.html)
Comments